Fond de couleur
Guns and proses (DEAD MAN de Jim Jarmusch)

Guns and proses (DEAD MAN de Jim Jarmusch)

Profession Reporter

Édition 2021-2022

« Si on nettoyait les portes de la perception, chaque chose apparaitrait à l’homme telle qu’elle est : infinie.

Car l’homme s’est refermé sur lui-même jusqu’à considérer toute chose par les brèches étroites de sa caverne ».

William Blake, Le mariage du ciel et de l’enfer, 1793

Le monde se mécanise, le mysticisme s’enlise dans un marginalisme. L’homme tâte son exclusivité démiurgique à coups de feu, l’Amérique fraichement industrialisée porte les prémices de l’hégémonie technique. Un passager du train qu’emprunte Bill Blake l’affirme : « Machine? that’s the end of the line », semblant officialiser la victoire définitive de l’industrie sur la nature et ses divinités. La somnolence du héros ponctue la lenteur de l’ouverture et constitue la préface d’un onirisme sanglant.

Machine est aussi le nom de la ville dans laquelle Bill Blake a reçu une promesse d’emploi. Son arrivée est marquée par une désillusion expéditive : le règne de la rapidité signe l’obsolescence d’un simple bout de papier. L’anti-héros jarmuschien, un marginal coincé dans un costume ringard et d’une politesse handicapante, doit faire face à cet amas de bruit et de fureur. La situation aurait pu se réduire à un nihilisme catégorique : l’efficacité du revolver remplace toute argumentation, et si Cupidon n’est pas là pour planter ses flèches dans le cœur de deux amants presque encore étrangers, un ex jaloux vient y loger ses munitions. Bill Blake est seulement blessé, il tire sur son agresseur et s’échappe : l’anti-héros maladroit devient un criminel en fuite, le traditionnel western évolue vers un road trip initiatique.

La blessure suffit à la réincarnation, le protagoniste se réveille dans un nouveau décor, avec une nouvelle identité : William Blake, se faisant prendre pour une réincarnation du poète. Ce nom redonne un éclat de civilisation à celui surnommé « stupid white man » par l’indien Nobody. Le clivage culturel est marqué : Blake ne comprend rien aux paroles de son mentor, même si celles-ci sont faite de la prose de son propre homonyme. Privé des visions sacrées, il n’est qu’uncyclope à la perception étroite et limitée. Blake et Nobody forment un duo d’ombres, exilés aux identités transparentes : l’un finit par se prendre pour quelqu’un qu’il n’a jamais été, l’autre s’est lui-même renié. L’exergue l’annonçait : « il n’est pas facile de voyager avec un mort ». Blake finit par adhérer au mysticisme, une soirée énigmatique le fait passer de l’autre côté du miroir : la réplique de la vieille « I don’t know anything about poetry » est remplacée par « do you know my poetry ? ». La poésie s’immisce dans la violence et l’esthétise : Nobody l’avait prédit « Your poetry will now be written with blood ». Les cadavres sont auréolés, le revolver fait gicler l’encre empourprée. La mort aux trousses, les chasseurs de primes sont des caricatures des personnages hollywoodiens. L’Amérique blanche est parodiée par un humour teinté d’absurdité. Jarmusch s’attaque aux entrailles du mythe colonial : les passages en langue autochtone ne sont pas sous-titrés, reflets d’une histoire constituée d’ipséités fragmentées.

Les scènes fonctionnent peu à peu comme des sketchs autonomes, étapes d’une odyssée sans destination. Jarmusch refuse la finalité et favorise l’errance. Les motifs se répètent dans leurs nuances, tout comme les riffs de Neil Young sont parcellisés. La linéarité du progrès est reniée : l’homme se perd dans ses inventions, et une histoire de l’Amérique inversée débouche vers la spiritualité. Blake devient enfin témoin des visions sacralisées, son voyage initiatique finit dans

une contemplation psychédélique ante-mortem. La mort n’est pas coupure mais transition vers « the other world ». Par opposition aux tombes enclavées six pieds sous terre, une barque devient un tombeau ouvert glissant sur le miroir liquide et céleste. L’homme blanc retrouve son berceau, délaisse l’Amérique pour rejoindre son nouveau monde. Des milles et un mondes possibles, Blake se détache et l’odyssée trépasse.

Dead man, c’est l’hybridation entre le western et le contemplatif, l’ambivalence entre les topos hollywoodiens et l’expérimental, la destitution du linéaire au profit du cyclique. La mystique agonie vers des abysses indéterminées s’impose comme l’alternative à la montée vers une divinité dont le nom n’est jamais prononcé.

À propos de l'auteur

Juliette Clerc

Juliette Clerc

Etudiante en prépa littéraire, j’écris des critiques de films depuis janvier 2021. Sensible aux œuvres mêlant réalité et onirisme, mes cinéastes favoris sont Lynch et Jarmusch. J’aime concilier cinéma et littérature, car comme Cocteau l’affirme « Le cinéma, c’est l’écriture moderne dont l’encre est la lumière ».

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