Il y a peu est sorti Matrix Resurrections, une suite qui semble actualiser cette mythique matrice sur bien des points: effets-spéciaux, qui ont bien évidemment beaucoup évolués depuis 1999, identité visuelle, nouvelles technologies, et même peut-être chorégraphies de combats et influences (Keanu Reeves aux cheveux longs amène un certain côté John Wick dans ce nouvel opus). Mais, en dehors de la qualité du film qui propose d'autres perspectives intéressantes, était-ce vraiment nécessaire? Il y a 22 ans déjà sortait Matrix, des sœurs Wachowski, jusqu'ici plus ou moins inconnues malgré leur précédent polar Bound et son petit succès, insufflant alors modernité dans l'industrie hollywoodienne, et qui surtout reste encore aujourd'hui un film dynamique et exemplaire par ses innovations.
Bien évidemment, en 1999, Matrix est surtout un symbole de révolution technologique. Ces deux sœurs qui passaient auparavant inaperçues se démarquent par une mise en scène maîtrisée, par leurs effets-spéciaux jamais vu auparavant et ses ralentis, le bullet-time, où des dizaines de caméra sont placées en cercle et dilatent le temps. La scène est figée, icônisée, à l'image de ce mythique instant où Keanu Reeves, manteau en cuir et lunettes noirs, symbole de rébellion, échappe aux balles de l'agent Smith, un technocrate se démultipliant à l'infini. Cet instant cristallise ainsi l'essence moderne de Matrix: mélange de film noir (cette ville pluvieuse, filmée de manière quasiment expressionniste par moments), de science-fiction dystopique et cyberpunk, de kung-fu (la mise en scène et ses ralentis évoque également l'animation japonaise) et de pur actioner (moment jouissif où Néo et Trinity passent par les portails de sécurité avant de réduire en miettes le bâtiment), il s'agit avant-tout d'une ouverture postmoderne à tout un pan philosophique, voire mythologique.
Néo, patchwork de multiples influences, que ce soit par son aspect gothique, par sa figure christique ou sa ressemblance à Luke Skywalker (tous deux sont des personnes banales qui échappent à leur quotidien morne en découvrant leurs aptitudes super-héroïques et en résistant à une forme de dictature), est alors le héros moderne parfait. Partant de différents aspects culturels, élitistes ou populaires, il devient lui-même une nouvelle référence du XXIe siècle, marquée par les nouvelles préoccupations numériques déjà envisagées par Matrix, tout en restant une figure mythologique élémentaire, à l'image du Héros aux mille et un visages de Joseph Campbell et son évolution, schéma narratif à l'origine de tous les mythes: appel à l'aventure, route des épreuves, application du don, etc... L’entièreté de Matrix est conçue ainsi: pour questionner notre nouvelle dépendance à la technologie, les sœurs Wachowski multiplient les références, entre Alice au Pays des Merveilles et Simulacre et Simulation de Jean Baudrillard, et s'appuient surtout sur le concept de la caverne de Platon pour en proposer ainsi une relecture moderne.
Pour autant, Matrix, tout en proposant un festival de références culturelles, invite également à la méfiance: sans manichéisme, il se place tout autant dans la continuité de 2001: l'Odyssée de l'Espace avec ses robots dominateurs et l'agent Smith, programme informatique à la voix monotone, que dans la critique du mythe se perpétuant. On le verra dans le prochain opus Reloaded, Néo se retrouvera prisonnier de son mythe, sans être véritablement libre de ses actions, et dès ici ce premier film, Morpheus apparaît finalement, derrière l'aspect classieux, comme un véritable gourou. Certes, la pilule rouge révèle la vérité, mais elle témoigne avant-tout d'une mise en scène manipulatrice: elle est montrée comme étant dérangeante, sa couleur rouge évoque douleur et sang, là où la bleue serait celle d'un mensonge réconfortant. Mais est-ce la vérité? De la même manière, la scène où Morpheus montre à Néo la réalité de la Terre dévastée par les robots s'effectue par le truchement d'une télévision et sa manipulation de l'image. Et si Morpheus n'était lui aussi qu'un agent de la matrice, qui se perpétuerai à travers même ces mythes de rébellions et de héros, voués à l'échec et renforçant ainsi le contrôle de la matrice?
Matrix, dès 1999, était donc déjà un exemple de modernité et le reste encore: véritable révolution technologique, c'est une œuvre qui impose son aspect multiculturel tout en le remettant en question, multipliant les influences et créant lui-même des mythes. Sujet à de multiples interprétations, la matrice se dévoile même encore: et s'il s'agissait d'une allégorie de la transidentité?