Révolution(s) (MATRIX RELOADED et MATRIX REVOLUTIONS des sœurs Wachowski)
Profession Reporter
Édition 2021-2022
L’une des forces du choc Matrix (1999) des sœurs Wachowski était sa capacité à mixer avec un élan technique jamais vu des influences et citations diverses : animation japonaise, jeu vidéo, science-fiction orwellienne, cinéma hongkongais, western et dystopie cyberpunk. Mais le grand écart le plus majestueux, comme le prouvent Matrix Reloaded etRevolutions, doublé sorti à six mois d’écart en 2003 mais plus proche du film de quatre heures, est peut-être celui entre la série B et l’analyse politique la plus fine et acerbe. L’un n’allant évidemment pas sans l’autre.
Qu'on ne se méprenne pas, il sera bien question dans ces suites de combattre les agents métaphoriques d’un logiciel bio-électronique à coups de flingues et de kung-fu sur fond de musique techno. Dès le premier film, cette résurgence de la "culture basse" faisait résistance à l’oppression terne et verdâtre du système (ici, informatique), et les élans baroques et explosifs fonctionnaient tant comme actes de résistance des personnages que des cinéastes, revendiquant la valeur esthétique de ce cinéma rattaché souvent à un certain mépris.
S’il se terminait sur une envolée (littérale) libertaire, Rage Against The Machine à l’appui, promettant une libération prochaine de la matrice par Néo, les deux suites mal-aimées de Matrix vont venir nuancer cette conclusion coup de poing. Mal-aimées, encore aujourd’hui, notamment parce qu’elles viennent attaquer point à point les symboles qui constituaient l’original, apporter leur pendant concret, vicié et forcément décevant, l’envers de la pièce du mythe de la résistance et ses limites politiques.
Toutes les allégories ne sont pas à remettre en cause (Matrix Reloaded s'ouvre sur la matière verte de la matrice, qui s’avère être l’intérieur d’une horloge où vont pointer des agents de sécurité à leur prise de fonction, instrument par excellence de l’exploitation ouvrière), mais la quête messianique du sauveur est ici bien ternie. Parce que l’”ailleurs” des Wachowskis, d’emblée visqueux et déplaisant quand Néo sortait de sa capsule dans Matrix, n’a rien d’un territoire édénique à préserver. On découvre ici Zion, la dernière citée des humains, reflet parfait de la matrice malgré l’humanité de ses habitants. Bâtie sur une logique industrielle d’optimisation, elle semble viser tout autant que sa némésis informatique à l’uniformisation (logements identiques en HLM souterrains, uniformes blancs des opérateurs de la tour de contrôle), et semble menée par le fanatisme religieux (la transe dans laquelle Morphéus plonge la population, oblitérant sa crainte en même temps que son esprit critique vis-à-vis de la prophétie salutaire), l’autoritarisme militaire du commandant Lock, et par une oligarchie grabataire, certes multi-ethnique mais dont la figure principale du conseiller Hamann n’est pas sans rappeler les cheveux blanchâtres de l’Architecte, programme bâtisseur en chef de la matrice. Et évidemment, comme Hamann le fait remarquer à Néo, Zion est elle-même fonction des machines qui l’alimentent en eau, air et électricité, dont ils dépendent sans totalement en comprendre le fonctionnement. Comme les machines arbitrant la matrice ne peuvent réduire à de simples lignes de codes les humains qu’elles exploitent comme carburant. L’armée humaine elle-même repose sur des exo-squelettes mécaniques, destinés à repousser les sentinelles, faisant de l’affrontement du troisième film une lutte machine contre machine, métal hurlant sous stéroïdes assez sidérant.
L’Élu Néo lui-même s’avère en réalité un outil de contrôle parmi d’autres. Si les agents à costume et lunettes de soleil en sont le bras armé répressif, Néo, comme les autres Élus avant lui, est son faux-prophète, destiné à incarner les envies révolutionnaires des sujets de la matrice. La prophétie qui promet avec lui l’émancipation des programmes sert en fait de poudre aux yeux, son destin est plutôt celui d’une cocotte-minute prenant la température des envies de révolte, et remontant à la source de la matrice pour organiser périodiquement son reboot. Reload, ou révolution ? N’oublions pas que le titre original “The Matrix Revolutions”, dit littéralement que c’est la matrice qui fait sa révolution, finit son tour complet pour revenir à son point de départ. Après la fin du premier film, qui laissait Néo sortir du cadre comme une émancipation, vient la douche froide, celle du combat qui constate ses propres limites. Les Wachowskis organisent d’ailleurs une alternance presque stricte (dans Reloaded surtout) de séquences d’action et de dialogue, l’une rechargeant conséquemment l’autre en vitalité ou en substance, tout en en pointant sa potentielle futilité. Il faudra à Néo pactiser avec ce système, rencontrer et aider les machines à la fin de Revolutions, pour aboutir à la paix.
“Système”, mot fourre-tout dont les cinéastes font exploser les frontières, exposent les relations d’interdépendances inextinguibles. Pas de société sans système, aussi libertaire qu’elle se veuille. Peu étonnant alors que Néo, que sa connaissance des rouages de la matrice dotait de facultés extraordinaires, voit ses pouvoirs se poursuivre dans le « vrai » monde à la fin de Reloaded. Si la matrice est une simulation, alors elle est une simulation de la simulation qu’est le monde extérieur (comme le dit Jean Baudrillard, dont le livre Simulacres et simulation apparaît dans Matrix). Distance supplémentaire qui prend tout son sens par le médium film, lui-même donc simulation du réel, dont les Wachowskis ne se privent pas de faire apparaître les contours (reflets de caméra, projecteurs présents à même la scène). Mais alors que reste-t-il, si pas d’autre issue hors du système, hors de la simulation, qu'une nouvelle simulation ?
“Le problème c’est le choix” comprend Néo. La source de la faillibilité de la matrice, qui l’a poussée à inclure cette variable irréductible dans son propre protocole via la prophétie de l’élu. Et c’est face à l’Architecte, à la fin de Reloaded, que ce choix va permettre à Néo une nouvelle voie, alors qu’il choisit, contre toute raison, d’essayer de sauver la femme qu’il aime Trinity plutôt que d’assurer un futur à l’humanité en jouant le jeu de sa fonction d’Élu. Comme le baiser que Néo offre à Perséphone qui semble lui faire oublier un instant la facticité informatique de l’effervescence ressentie, l’amour entre Néo et Trinity, la vérité de cette émotion, est ce qui transcende les différents niveaux de simulation. Alors que lui est tombé dans le coma à la fin du deuxième film, leurs retrouvailles ont lieu sur le quai de gare, lieu simulé de transition entre la matrice et l’extérieur, et ne semblent pas moins intenses que leurs étreintes sur Zion. Quelque part entre les scènes d’action hallucinées et les tirades philosophiques, c’est peut-être tout simplement ici que se trouve le cœur de Matrix.