Film majeur de l’histoire du septième art, Le Parrain de Francis Ford Coppola se situe à la conjonction de deux mouvements du cinéma américain, l’un au long court et l’autre plus circonstancié. D’un côté, le film de gangsters déjà vieux de plus de quarante ans, et de l’autre, le cinéma américain du Nouvel Hollywood, qui va permettre à Coppola de réinvestir et de réinventer le genre.
Le film de gangster connaît son apogée dans les années 1930 avec des films comme Scarface de Howard Hawks, Little Caesar de Mervin Le Roy ou The Public Enemy de William Wellman. Sous les effets de la Prohibition (1919-1933) puis de la censure qui a commencé à être mise en place dès 1927, le genre s’est développé en même temps que le crime s’est organisé dans des réseaux beaucoup plus élaborés autour du marché de l’alcool : la Prohibition a eu les effets inverses de ceux escomptés. Avant de devenir un sous-genre du film noir, le film de gangster s’est construit tout en répondant aux exigences de la censure qui reprochait à ces films de pousser la jeunesse dans la délinquance. Ce cadre étriqué de composition ne fut néanmoins pas accepté par les réalisateurs sans qu’ils s'essayent à des formes de subversions visuelles qui donnent à voir des esquisses critiques du rêve américain. Car la figure du gangster est ambivalente : il est le parfait self-made man souvent d’origine étrangère qui aspire à l’intégration par la richesse. Et ses méthodes ne font que continuer celles des cow-boys, à la différence que l’un est du côté de la loi et de l’État et que l’autre agit dans l’ombre de l’underworld (même si leurs méfaits ont pignon sur rue).
Si le genre va intéresser Coppola, c’est en sa métaphore parfaite du modèle archétypal du rêve américain, que le cinéma des années 1970 tente régulièrement de mettre à mal, ou dont il expose la part déceptive. Emergé de l’université UCLA puis des productions de série B de Roger Corman, Coppola s’inscrit exemplairement dans le mouvement du Nouvel Hollywood, renaissance du cinéma américain de la fin des années 1960 à la fin des années 1970 autour de jeunes cinéastes connaisseurs de l’histoire du cinéma et prêts à inventer des formes plus modernes pour embrasser l’esprit de contre-culture de l’époque. Via la figure du gangster, Le Parrain adresse ainsi toutes les ambiguïtés des symboles ancestraux du modèle américain traditionnel : le capitalisme affiche son aspect le plus carnassier et criminel par essence, et le “rêve américain” du pays comme terre d’accueil ouverte aux entrepreneurs ne cesse de se refuser aux personnages (retour obligé dans l’arrière-pays sicilien) et ne s’accomplira que dans le sang. Loin du discours sociologique des années 1930, l’appartenance sociale des délinquants n’est plus utilisée comme argument anti-immigration. La marginalité ethnique, outil de propagande politique, devient un matériau scénaristique qui permettra de développer les contradictions propres au système du mythe américain.
La cinéphilie des réalisateurs du Nouvel Hollywood les pousse à se questionner sur la fascination qu’entraînent les films de gangsters. Dès lors, l’image et l’imaginaire collectif composent la matrice d’un nouveau cinéma qui aime à considérer son histoire et son médium (on peut penser à Bonnie & Clyde d’Arthur Penn). La figure de gangster qu’a élaborée Coppola en est ainsi devenue l’image par excellence, convoquée jusque dans les clips de rap. La composition de son image est en effet proche de celles des icônes (notamment italienne, avec un fort travail sur le clair-obscur). À la différence d’un Martin Scorsese aux velléités de démystification, le travail pictural, voire sculptural de Coppola donne à voir l’image rêvée d’un monde prohibé dont l’attrait est d’autant plus grand qu’il est respecté de tous : Le Parrain dépeint les aristocrates du système mafieux, le nec plus ultra de la délinquance organisée. Mais ce travail sur l'image insiste sur son statut d’image : le mythe américain est bien un mythe, une image construite au travers des multiples représentations qui se consolident de films en films.
Ce travail pictural va s’avérer structurant dans le film, qui interroge précisément la frontière entre ce monde de l’ombre et l’idéal de respectabilité qui habite Don Corleone et se poursuivra à travers son fils Michael jusqu’au troisième volet de la saga. L’ouverture du film joue de ce contraste entre façade conviviale et présentable - la mariage dans le jardin ensoleillé - et l’arrière-plan de magouilles et de crime - le bureau de Don Corleone plongé dans une obscurité feutrée. Le premier plan condense tout ce que le Parrain représente : un lent dézoom vient révéler le Don en amorce sombre, comme si la caméra était dès le début à notre insue attachée à son point de vue. Ce travail du clair-obscur sera notamment l'œuvre de Gordon Willis, alors débutant mais déjà fort de collaborations avec Hal Ashby et surtout Alan J. Pakula et qui deviendra l’un des chefs opérateurs les plus influents du Nouvel Hollywood. Ce sera l’itinéraire de Michael Corleone (Al Pacino) de passer de l’un à l’autre de ces deux espaces, d’abord exprimant à sa compagne (Diane Keaton) sa distanciation de sa famille depuis le jardin, puis prenant finalement position dans le bureau du Don alors que se referme définitivement la porte sur le monde des affaires.
Il est intéressant de noter que cette façade de respectabilité, l’image publique de la famille Corleone, s'élabore autour de cette notion proprement religieuse de la cellule familiale comme lieu de la moralité par excellence. Les gangsters des années 1930, sous l’influence des travaux sociologiques, étaient mis en scène dans des environnements familiaux instables, disons dysfonctionnels, afin de révéler l’éclatement d’une société en perte de valeurs alors que l’expansion urbaine et la modernité s’installaient durablement dans le Nouveau Monde. Coppola fait de la valeur de la famille un des principes moraux du gangster qui s’inscrit presque organiquement dans son environnement familial. La réversibilité de ces valeurs morales donne en fait à voir la porosité entre le monde légal et le monde criminel : la corruption est le corollaire du capitalisme naissant puis du néo-libéralisme. Lien qui se trouvera plus directement incarné et développé dans les films mettant en scène les white-collars criminals (comme plus récemment Le Loup de Wall Street de Martin Scorsese) ou l'institutionnalisation du crime organisé en une machine plus légale mais aussi plus froide et inhumaine (Public Enemies de Michael Mann).
Cette peinture du capitalisme arrive dans la carrière alors naissante de Coppola justement pendant une période de tentatives d’indépendance vis-à-vis des grands studios Hollywoodiens. Il s’est associé à George Lucas pour fonder American Zeotrope, société de production encore sur pied aujourd’hui, et à William Friedkin et Peter Bogdanovich dans l’éphémère Directors Company (qui produisit en partie Conversation secrète). Le Parrain, paradoxalement, sera l’immense succès que l’on connaît, et constituera un prototype trois ans avant Les Dents de la mer du retour au blockbuster hollywoodien : énorme succès financier et sortie événementielle, quasi-simultanée sur tous les écrans, qui participera à la réduction progressive de l’importance de la critique cinéma sur la vie des films. Succès maudit qui donnera à Coppola le goût de la démesure durant le reste de la décennie, et le forcera à en payer le prix tout au long de la suivante.
Critique de Zoé Lhuillier et Clément Colliaux