Même s’il y avait déjà de la comédie en tant que genre avant Lubitsch, elle n'en serait plus la même après lui. Pour reprendre les mots de Marc Cerisuelo dans son récent et délicieux Comédie(s) Américaine(s) : D'Ernst Lubitsch à Blake Edwards, Lubitsch reprend la comédie des mains de Chaplin et l'instaure comme un nouveau genre. Autrement dit, en sortant le comique de l'emprise du burlesque, Lubitsch crée une nouvelle dimension. Une dimension qu'on appellera la comédie sophistiquée, et qui portera le propre nom du cinéaste comme adjectif, la « Lubitsch touch ». C'est dans l'habile façon de modeler la mise en scène autour des malentendus, de créer de fortes doses de désir sans jamais dépasser les limites de l'élégance, dans un jeu d'apparences où les gestes et les objets se dévoilent sans rien dévoiler, dans la contradiction, où la parole est acide et les mouvements sont doux, que Lubitsch nous montre ce monde de personnages décadents qui ne perdent jamais leur pose.
Le personnage de Charles Boyer est la plus grande matérialisation de la « Lubitsch touch ». Sans rien raconter de son passé, Lubitsch le construit autour de fausses rumeurs, d'une fausse identité et en même temps d'une élégance distinguée, c’est quelqu’un qui détient les clés des portes de toutes les couches sociales. Boyer connaît bien l'aristocratie, mais aussi les classes populaires. Personnage visiblement décadent, il ne révèle jamais sa fragilité. Son élégance réside dans sa posture et sa délicieuse capacité à manipuler la scène autour de lui. Jennifer Jones, quant à elle, joue une fille de la classe ouvrière, nièce d'un plombier grincheux, dont le talent scandaleux est de maîtriser précisément le métier de son oncle. En plus de dessiner des comédies autour de malentendus, Lubitsch a l'habitude d'animer des objets, et chez Cluny Brown l'évier bouché est à la fois une métaphore sociale et un élément vivant de la scène.
En débouchant l'évier, Cluny Brown débouche en fait la rétrograde société anglaise de l'époque. Cluny Brown est jugée parce qu'elle ne comprend ni les hiérarchies sociales, ni de genre de l’époque, de la même façon qu'elle ne comprend qu'une fille ne peut pas tout simplement déboucher des éviers. L'eau stagnante des coutumes et traditions anglaises doit y rester, avec ses habitudes graisseuses et ses traditions moisies qui bloquent la spontanéité et la légèreté de la vie. Mais quelle est ta place dans le monde, Cluny Brown ? C’est ce que lui demandent souvent les personnages. C'est à la rencontre de Charles Boyer et de Jennifer Jones que la magie de Lubitsch se dévoile dans son aspect le plus cinglant et que la place de Cluny Brown dans le monde se révèle. Cette place dans le monde est, d’une certaine manière, la même de Lubitsch : lui, un Allemand dénaturalisé avec la montée du nazisme sans même avoir la nationalité américaine, un citoyen du monde et de nulle part. Cluny Brown, ta place n'est pas l'espace emplâtré de cette culture régie par des conventions, mais en dehors, là où l'art de Lubitsch se trouve, dans l'exception à la règle.