Le malheur contraint à reconnaitre comme réel ce que l’on ne croit pas possible.
Simone Weil, La pesanteur et la grâce, 1947
L’Europe d’après-guerre est défigurée : l’enfance a vu son innocence sacrifiée et refuse de grandir après un tel désastre ; les bourgeois se consolent dans les joies du prolétariat. La guerre bouleverse les normes du possible et bouscule la hiérarchie des valeurs. Hannah Arendt théorisait la banalité du mal : le mal n’est pas clos dans un diabolisme caricatural, il se trouve dans les personnes les plus ordinaires, il est souvent synonyme d’aliénation et d’ignorance. Cette banalité du mal semble se compléter par l’extravagance du bien : une bonté perçue comme surnaturelle tant elle semble désintéressée. Europe 51, n’est pas qu’une histoire individuelle, mais aussi le diagnostic d’une société anémiée.
Alors que le communisme est perçu comme une menace, l’héroïne expérimente la lutte des classes et passe de la bourgeoise privilégiée à l’humaniste engagée. Le personnage d’Irene est inspiré de la figure de Simone Weil, philosophe ayant délaissé son poste de professeur pour s’adonner au travail ouvrier, expérience accompagnée de la naissance d’une profonde vocation chrétienne. Irene ne sait plus si son fils s’est tué à cause de son désintérêt, ou s’il a été assassiné par le mal de son siècle. Elle débute sa rédemption en payant les médicaments d’un enfant malade, sympathise avec la famille de celui-ci et finit par délaisser sa villa bourgeoise pour la simplicité des quartiers ouvriers. Tout semble plus spontané, la vie reprend quelques lueurs d’humanité. Cette soudaine et extrême empathie est considérée comme surnaturelle : ce ne sont plus les sorcières qui sont envoyées au bucher, mais les femmes aux allures de saintes qui sont internées. Un dévouement gratuit ne pourrait relever que de la pathologie, et un semblant de religion n’a plus de place dans la civilisation de l’explication. Irene devient une anomalie psychiatrique, son cas éthéré est suspect : elle incarne un indicible qui oblige le criminel à se dénoncer et les fous à s’apaiser. Le psychiatre et le juge sont forcés de reconnaitre que si Irene n’était pas folle, aucune de leur profession ne pourrait continuer d’exister. Le diagnostic d’un délire empathique devient la condition de préservation d’une société malade mais ordonnée.
Europe 51, c’est le drame social d’un continent, la civilisation occidentale qui continue de se cogner à ses propres limites six ans après la fin de la guerre. Le malheur contraint à reconnaitre comme impossible ce que l’on croyait réel.